Le 12 octobre 1936, le philosophe espagnol s’attaque au pouvoir dictatorial, au cours d’une cérémonie franquiste célébrée à Salamanque.
Le philosophe Miguel de Unamuno n’a pas prévu de parler. Il n’a donc pas écrit de discours de clôture pour cette «Journée de la race espagnole» – l’anniversaire de la découverte de l’Amérique – que le camp nationaliste célèbre en ce 12 octobre 1936 à l’université de Salamanque. L’Espagne est alors saisie par la guerre civile, déchirée en deux, et c’est dans le palais épiscopal de cette vieille cité que le général Franco a établi ses quartiers, à deux cents mètres de là.
En sa qualité de recteur perpétuel, l’écrivain est assis à son fauteuil dans la tribune du grand amphithéâtre, écoutant les autres recteurs qui célèbrent les valeurs de l’ordre nouveau. A ses côtés, sous une photo sépia du Caudillo, il y a précisément l’épouse de celui-ci, Carmen Polo. Le goupillon est représenté par l’archevêque. Le glaive est tenu par un revenant des ténèbres : le général José Millán-Astray, fondateur de la Légion espagnole et officier le plus décoré d’Espagne.
«Cri mortifère»
C’est plus un épouvantail qu’un homme, le spectre même de la guerre : une balle lui a traversé la tête, fracassant sa mâchoire et lui arrachant l’œil droit, dont la cavité est dissimulée sous un bandeau noir. Il a aussi perdu le bras gauche et plusieurs doigts à l’autre main. Mais ses blessures et faits d’armes coloniaux font qu’il est la coqueluche des jeunes officiers nationalistes. De temps en temps, il ponctue les allocutions de son cri de guerre : «Espagne.» L’assemblée, des responsables franquistes et des phalangistes en chemises bleues, lui répond avec le salut fasciste et les trois formules rituelles : «Une», «grande», «libre».
Le professeur Francisco Maldonado vient de s’exprimer, désignant les nationalistes basques et catalans comme «le cancer de la nation». Un autre cri de guerre retentit, celui de la Légion : «Viva la muerte !», que reprend Millán-Astray. Puis, toute l’assemblée se braque sur Unamuno. On sait qu’il méprise l’officier. Et qu’il est incapable de se taire. En 1917, lors d’une autre crise, il avait lancé : «Fondamentalement, je ne suis rien de plus qu’une parole, et comme ne pas parler c’est mourir, franchement, je ne suis pas disposé à mourir.»
Le vieux philosophe se lève, pose sa voix et engage le duel : «A l’instant, je viens d’entendre un cri mortifère et insensé : « Vive la mort ! » Et, moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes, je peux vous dire avec l’autorité d’un expert que ce paradoxe incongru me répugne.» Là, le verbe de Unamuno se fait lame, pour percer jusqu’à l’âme le légionnaire : «Le général Millán-Astray est un infirme […]. Tout comme l’était Cervantès [blessé, à la bataille de Lépante contre les Turcs, il avait perdu l’usage d’un bras, ndlr]. Un infirme, qui n’a pas la grandeur spirituelle de Cervantès, est porté à rechercher un terrible soulagement en multipliant les mutilés autour de lui. Le général Millán-Astray aimerait recréer l’Espagne de toutes pièces, une création à son image et à sa ressemblance ; c’est pour cette raison qu’il souhaite voir une Espagne mutilée […].»
Est-ce le cœur qui a fait s’emballer la raison du philosophe ? Ou est-ce la raison qui a fait jaillir le cœur ? Millán-Astray, lui, explose de rage. D’autant plus que Unamuno n’est pas considéré comme un «rouge». Sinon, il aurait été destitué, embastillé, voire tué. Certes, il a été le grand intellectuel de la République, mais celle-ci lui a retiré depuis ses honneurs. L’homme, qui a passé trente-six ans dans le siècle précédent et autant dans celui-ci, est un conservateur, profondément catholique, professant un existentialisme chrétien proche de Kierkegaard – pour lire le philosophe protestant, il a même appris le danois. A l’université de Salamanque, qui fut l’une des quatre premières universités avec la Sorbonne, Oxford et Bologne, il est à cent coudées au-dessus des autres professeurs.
C’est un homme engagé dans tous les débats, et le chantre de Salamanque, dont il n’a cessé de célébrer «la pierre douce et tendre» et «la couleur ardente d’or vieux».«Chaque fois que je vous parle de l’Espagne, quel que soit le sujet, c’est de Salamanque dont je vous parle», disait-il. C’est encore un expert en cocottes en papier, qu’il confectionne quand un visiteur l’ennuie.
Chez cet homme volontiers intolérant, se cache enfin un rebelle dans l’âme ; une des raisons qui l’ont fait soutenir le coup d’Etat militaire. «Il est alors exaspéré par la République, par les désordres, les grèves, les violences. Il avait très peur de la tension sociale. Il pensait que les militaires venaient remettre de l’ordre, qu’ils rentreraient ensuite dans leurs casernes et que ses amis républicains arrêtés seraient relâchés peu à peu. Il ne comprenait rien à la nature du fascisme. Il était dépassé», souligne Tomas Pérez Delgado, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Salamanque.
Le dimanche où les nationalistes sont venus lire à la sortie de la messe leur déclaration de guerre à la République, il est allé, comme s’il ne s’était rien passé, se planter avec sa canne à la terrasse du café Fortuny, sur la place d’Espagne. Et en dépit des arrestations, de la peur qui razzie la ville, de l’armée qui a tiré sur la foule, il y retourne les jours suivants. «Il voulait montrer que la situation était normale, que les événements n’étaient que passagers. A cette époque, il était déjà âgé, isolé, notamment après la mort de sa femme et sous l’influence des religieux», explique Mariano Esteban de Vega, vice-recteur et titulaire de la chaire d’histoire contemporaine. Mais la répression, l’assassinat de plusieurs amis, dont Casto Prieto, le maire de la ville, Salvador Vila, un professeur d’arabe et d’hébreu à Grenade, et Garcia Lorca, vont peu à peu l’ébranler.
Dans l’amphithéâtre, Unamuno a griffonné des notes sur une enveloppe. «Celle d’une lettre envoyée par la femme d’un de ses amis, Atilano Coco, un pasteur protestant emprisonné [et qui sera exécuté], pour lui demander d’intervenir en sa faveur», indique Esteban de Vega. Le tumulte est alors général. Dans son ouvrage, la Guerre d’Espagne, l’historien britannique, Antony Beevor, a retracé la scène : «Le général fut incapable de contenir sa fureur quasi indicible plus longtemps. Il ne sut qu’éructer : « Mort à l’intelligence ! Vive la mort ! » Les phalangistes reprirent ce cri et des officiers sortirent leur pistolet. Il semble même que le garde du corps du général ait pointé son fusil-mitrailleur vers la tête d’Unamuno.»
Ultime poème
Mais le philosophe, qui n’oublie jamais son légendaire égotisme, n’en a pas fini :«Voici le temple de l’intelligence, et j’en suis le grand prêtre. C’est vous qui en profanez l’enceinte sacrée. Vous gagnerez parce que vous avez plus de force bestiale qu’il n’en faut. Mais vous ne convaincrez pas. Car pour convaincre, il vous faudrait ce qu’il vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Je juge inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai dit.» Un long silence. Puis, les légionnaires se font menaçants. Carmen Polo le prie alors de lui donner le bras pour le sauver d’un possible lynchage. Sur une photo, on peut le voir sortir de l’université, enveloppé d’une foule le menaçant du salut fasciste (voir ci-contre).
Il sera destitué de son titre et de ses autres fonctions. «Avant, c’était un honneur de pouvoir saluer Unamuno. Du jour au lendemain, plus personne, même au casino [l’équivalent d’un club anglais], ne lui adressa la parole», rappelle Mariano Esteban de Vega. Le cœur brisé, seul, trahi par ses amis, Unamuno allait mourir de chagrin quelques semaines plus tard, le dernier jour de l’année, comme s’il ne voulait pas voir la terrible année 1937. Trois jours plus tôt, il avait écrit son ultime poème. On ne lit plus beaucoup l’auteur du Sentiment tragique de la vie, même à Salamanque. Mais on peut toujours prendre un verre avec son fantôme au Fortuny à l’heure où les feux du soir vendangent les vieilles pierres oxydées pour leur donner cette couleur miel. Ou au bar Niebla, titre d’un de ses romans, sur une placette près de sa maison natale, à côté de sa statue au menton orgueilleux. Et, dans le délicieux petit musée qui lui est consacré rue Libreros, tout près de l’université, on peut découvrir son immense talent dans l’art de la cocotte en papier.
«Il vous manque la raison et le droit»
On ne dispose pas du discours original qu’a prononcé Miguel de Unamuno, mais il a été reconstitué ensuite. Cette version est empruntée à l’historien britannique Antony Beevor :
«Tous vous attendez mes paroles. Vous me connaissez et vous savez que je ne peux rester silencieux. Parfois se taire est mentir. Car le silence peut être interprété comme une approbation.
Je veux commenter le discours, nommons-le ainsi, du professeur Maldonado. N’insistons pas sur l’affront personnel sous-entendu dans le flot soudain de vitupérations contre les Basques et les Catalans. Je suis moi-même […] né à Bilbao. L’évêque, que cela lui plaise ou non, est catalan […].
A l’instant, je viens d’entendre un cri mortifère et insensé : « Vive la mort ! » Et moi, qui ai passé ma vie à forger des paradoxes, je peux vous dire avec l’autorité d’un expert, que ce paradoxe incongru me répugne. Le général Millán-Astray est un infirme. Disons-le sans sous-entendu offensant. C’est un invalide de guerre. Tout comme l’était Cervantès. Malheureusement, il y a bien trop d’infirmes en Espagne aujourd’hui. Et bientôt, il y en aura plus encore si Dieu ne nous vient pas en aide. Il m’est douloureux de penser que le général Millán-Astray dicte les grandes lignes de la philosophie de masse. Un infirme qui n’a pas la grandeur spirituelle de Cervantès est porté à rechercher un terrible soulagement en multipliant les mutilés autour de lui. Le général Millán-Astray aimerait recréer l’Espagne de toutes pièces, une création à son image et à sa ressemblance ; c’est pour cette raison qu’il souhaite voir une Espagne mutilée ainsi qu’il l’a involontairement dit.
Voici le temple de l’intelligence et j’en suis le grand prêtre. C’est vous qui en profanez l’enceinte sacrée. Vous gagnerez, parce que vous avez plus de force bestiale qu’il n’en faut. Mais vous ne convaincrez pas. Car, pour convaincre, il vous faudrait ce qu’il vous manque : la raison et le droit dans votre combat.
Je juge inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai dit.»