SOUVENIRS D’ESPAGNE

Traduction de l´article « 长相忆,在西班牙 » qui a été publié dans l’hebdomadaire « Week-end du Sud » (南方周末), Chine, le 18 février 2021. Réminiscence en Espagne   Hwei-Ru Ni

 

Tôt dans la matinée d’automne, avec les yeux endormis, j’ai ouvert ma boîte aux lettres

électronique en bâillant. Soudain, mes yeux se sont éclairés. Sur l’écran est apparu un

courriel d’un ami espagnol, Laureano Ramirez Bellerin. Qui nous cherchait? Laureano

ne connaissait pas l’expéditeur.

L’inconnu a demandé à l’Université Autonome de Barcelone l’adresse électronique du

professeur Laureano Ramirez, et lui a écrit la lettre en espagnol. »Je vous écris car je

possède des informations sur le brigadiste chinois Chen Agen et je ne sais pas comment

faire parvenir ces informations aux auteurs du livre « Les Brigadistes chinois dans la

Guerre Civile Espagnole. L’appel de l’Espagne 1936-1939″1. Il semble que le livre lu

par l’inconnu était l’édition espagnole (2013), et vérifiant que le traducteur était

Laureano Ramirez, l’interlocuteur énigmatique lui a demandé de nous envoyer la lettre.

Lettre d’un inconnu.

Beaucoup de gens ne savent pas peut-être qui est le brigadiste chinois Chen Agen (Aking

Chan). Il y a plus de quatre-vingts ans, il était l’un des douze volontaires chinois qui ont

participé à la guerre civile espagnole (1936-1939). Il était le seul à venir directement de

Chine et son expérience de vie dans cette guerre a été très intense. Que sait l’expéditeur

sur Aking Chan? J’ai lu la lettre avec curiosité.

L’inconnue était une femme qui signait son nom comme Begoña Ariznabarreta, ou Bego

en abrégé. Je n’ai jamais pensé que ses informations étaient liées au virus Covid-19

2020. La propagation de l’épidémie en Espagne a été sévère et le graphique a montré

que le nombre d’infections a considérablement augmenté. Bego, une résidente de la

Communauté Autonome Basque, au nord de l’Espagne, a également été obligée de rester

chez elle à cause de la pandémie. De façon inattendue, elle a trouvé des manuscrits

conservés par son défunt père.

Bego a estimé que ces manuscrits, qui rappellent sa participation à la Guerre Civile

Espagnole, ont été écrits par son père en 1979. Elle a découvert que deux des documents

étaient très particuliers. Leur contenu faisait référence à « un chinois dans l’Armée

Basque ».

 

Pendant la Guerre Civile Espagnole, la communication avec le reste du monde était

extrêmement difficile. Dans l’esprit des Basques, les Chinois pouvaient sembler venir

d’une autre planète. Pourquoi un Chinois participait-il à l’Armée Basque? Bego s’est

intéressée et a immédiatement fait des recherches sur Internet. Elle a été agréablement

surprise de découvrir « Les Brigadistes chinois dans la Guerre Civile Espagnole », un livre

traduit par Laureano Ramirez. Elle l’a acheté et a commencé à le lire immédiatement.

« En lisant le livre, dans ses premières pages, le brigadier Chen Agen est apparu. Je suis

rapidement passé à son histoire dans les pages suivantes. Je me suis clairement rendu compte

qu’il s’agissait du même brigadiste chinois qui apparaît dans les écrits de mon père », a-telle

écrit.

Alors… Le père de Bego a combattu dans la Guerre Civile Espagnole avec Aking

Chan? Bego a semblé anticiper ma question, et a poursuivi en écrivant « Il a participé à

la Guerre Civile avec mon père dans les Asturies, dans le même escadron de la Brigade

Basque ».

Cette nouvelle m’a beaucoup enthousiasmé, car nous savons qu’Aking Chan a participé

à la guerre dans les Asturies! La lettre de Bego révèle également que son père et Chan

ont non seulement combattu dans le même escadron, mais encore ont vécu des

expériences similaires. Elle a écrit « Aking Chan a été capturé avec mon père et aussi

emprisonné dans un camp de concentration ».

 

En souvenir d’un camarade chinois

Plus de 80 ans se sont passés depuis que la Guerre Civile Espagnole a éclaté.

Aujourd’hui encore, la descendante d’un combattant espagnol m’envoie des

informations sur un camarade chinois qui apparaît dans le manuscrit de son père. J’ai

ressenti une chaleur intense dans mon coeur et j’ai immédiatement répondu à sa lettre.

« D’après votre lettre, nous savons que votre père et Aking Chan, qui avait deux ans de

plus que lui, étaient non seulement dans le même escadron, mais aussi détenus comme

prisonniers de guerre. » « A notre satisfaction, votre père est finalement sorti vivant de

prison. Cependant, la vie ou la mort d’Aking Chan reste inconnue. J’ai dit à Bego que

nous poursuivons toujours nos recherches sur les volontaires chinois et asiatiques qui

ont participé à la Guerre Civile Espagnole. « J’espère que vous pourrez partager avec

nous le manuscrit de votre père sur Aking Chan, afin que nous puissions ajouter des

fragments de la vie d’Aking Chan en Espagne, à travers les yeux de son camarade, votre

père. »

J’ai reçu la réponse de Bego le jour suivant. Elle était très heureuse d’avoir pu nous

contacter. Elle a dit que c’était un sujet qui la passionnait car son père avait continué à

parler de la Guerre Civile Espagnole tout au long de sa vie. Et maintenant elle avait

découvert que son père avait manqué son camarade Aking Chan. Ce souvenir l’a émue:

« Ça serait très émouvant pour mes frères et soeurs et moi de rencontrer les descendants

de Chen, et de leur donner une copie des manuscrits de notre père ». Bego a écrit

« affectueusement: « Je sais que c’est très difficile à trouver, mais nous allons faire

quelques tentatives pour le trouver. »

Le père de Bego s’appelait Luis Ariznabarreta. Il a supporté des souffrances et des

tourments dans les prisons de Franco. En 1940, il est libéré de prison, mais on l’envoie

faire son service militaire en effectuant à nouveau des travaux forcés dans un camp de

prisonniers de guerre pendant au moins une année supplémentaire. Trois ans plus tard, il

s’est marié et a eu huit enfants. Il a eu la chance de vivre une vie digne pendant plus de

60 ans. Il est décédé en 2003, juste avant son 87ème anniversaire. Bego a transcrit les

manuscrits de son père à l’ordinateur, ce qui nous a permis de les lire plus facilement.

C’est là que notre communication permanente a commencé.

 

Le mystérieux cuisinier vietnamien

Quel genre de personne était Aking Chan? Comment est-il allé se battre en Espagne? En

fait, lorsqu’il a quitté la Chine pour se rendre en Europe par bateau, il ne savait pas que

la Guerre Civile avait éclaté en Espagne, mais sa rencontre avec un cuisinier vietnamien

sur le bateau a changé le cours de sa vie.

La Guerre Civile espagnole entre dans sa deuxième année en 1937. Aking Chan, qui a

grandi à Shanghai, en Chine, était un jeune homme de 24 ans. Il était persécuté par le

Gouvernement National Chinois pour avoir aidé les communistes à organiser un

syndicat. Désespéré, il s’embarque sur un paquebot britannique, le Gerta Moora, où il

travaille comme aide-cuisinier.

Sur l’océan, naviguant vers l’Europe, Aking Chan s’est familiaricé petit à petit avec le

cuisinier. Il a découvert que le cuisinier ne parlait pas seulement le français, mais aussi

plusieurs dialectes chinois. Ce qui l’a le plus surpris c’est l’érudition du cuisinier, qui

semblait tout savoir sur le monde. Il avait l’impression d’être la personne la plus

compétente et la plus intelligente qu’il a jamais rencontrée. Il l’admirait beaucoup. Tous

les jours après le travail, Aking Chan écoutait le Vietnamien parler de politique et de la

lutte pour l’indépendance du Vietnam. Et grâce à lui, il a appris le français.

Alors que le bateau à vapeur s’approche de l’Europe, le cuisinier instruit Aking Chan, lui

annonçant de graves nouvelles. Il lui a dit: “l’Espagne est en guerre civile. Les fascistes

allemands et italiens soutiennent pleinement les rebelles de Franco et veulent renverser

la République Espagnole démocratiquement élue. Les pays occidentaux non seulement

ne soutiennent pas la République Espagnole, mais lui interdisent également d’acheter

des armes pour se sauver. Si le fascisme triomphe en Espagne, une guerre mondiale se

profile à l’horizon. Le moment est crucial”. Il espérait qu’Aking Chan pourrait aller en

Espagne et combattre le fascisme.

Les paroles passionnées du cuisinier ont touché le jeune coeur d’Aking Chan, qui a dit

avec enthousiasme: « Allons à la guerre ensemble! ». Le cuisinier a répondu qu’il

s’était déjà engagé dans l’armée et qu’il avait reçu l’ordre d’aller dans une école à

Moscou pour poursuivre ses études, et qu’il ne pouvait pas accompagner Chan au front.

En août, lorsque le bateau accoste au port asturien de Gijón, dans le nord de l’Espagne,

Aking Chan saute à terre et va rejoindre la milice locale jusqu’à ce qu’il soit arrêté par

l’armée franquiste à la fin du mois d’octobre. Qu’a vécu Aking Chan pendant ces deux

mois? Le manuscrit de Luis, le père de Bego, nous aide à combler le vide de cette

période.

 

Un Shanghaïen est apparu dans la ligne de tir.

Luis est né et a grandi à Soraluze (Placencia de las Armas, Gipuzkoa), une ville du Pays

Basque. Il reçoit une formation professionnelle à l’École de l’Armurerie et travaille dans

une usine comme ajusteur de tours. Lorsque le coup d’Etat éclate en juillet 1936, Luis a

presque 21 ans. Dans son village, ils ont immédiatement organisé une milice avec des

jeunes de la région pour résister aux rebelles de Franco. Soraluze étant une ville

importante dans la fabrication de canons et de diverses armes, Franco s’était déjà

intéressé à la ville et avait lancé une offensive intense. Fin septembre, les rebelles

étaient sur le point d’entrer dans la ville et de l’occuper. À ce moment critique, Luis s’est

précipité à l’une des extrémités de l’étroit village, et a battu désespérément le tambour en

annonçant dans un avis, qu’un train était arrivé à la gare et attendait que les femmes et

les enfants montent à bord et soient évacués immédiatement. Des mois plus tard,

certaines filles ont été exilées en France et certains garçons en Belgique.

En raison de l’infériorité militaire, tant en armement qu’en effectifs, en avril 1937, le

bataillon de Luis bat en retraite vers l’ouest. Sur leur chemin, à environ 10 km, ils

regardent vers l’est, ils sont témoins du bombardement brutal et de l’incendie de

Guernica causés par l’aviation allemande. Quatre mois plus tard, ils arrivent à Ceceda,

dans les Asturies, où ils forment la Brigade Basque, composée de quatre compagnies. À

cette époque, « un Chinois de Shanghai est arrivé là-bas, accompagné de deux Basques

pour rejoindre notre brigade et a été affecté à mon escadron », écrit Luis.

Aking Chan était intrépide. Après être descendu du bateau à Gijon, il a mis le pied dans

une terre totalement inconnue, ne sachant pas parler la langue locale. Où pouvait-il

rejoindre l’armée pour combattre? De plus, comment l’armée pourrait-elle accepter

qu’un étranger chinois la rejoigne?

Apparemment, le cuisinier vietnamien qui l’a convaincu d’aller à terre avait quelques

contacts à terre, ce qui a permis à Aking Chan d’aller jusqu’à Ceceda, à 40 kilomètres au

sud, pour rejoindre la Brigade Basque.

Dans la Brigade Basque, on parlait en euskera (langue basque) inintelligible pour les

Asturiens, mais qu’en est-il d’Aking Chan? Luis a écrit: « Pour Chan, la langue d’Aitor

(basque) ou celle de Cervantes (espagnol) étaient la même chose, donc chaque fois que

nous nous adressions à lui, la langue utilisée était l’euskera ». En tout cas, il ne pouvait

pas comprendre ses compagnons. Face à la barrière de la langue, Luis a interprété le

sens des expressions d’Aking Chan et a supposé qu’il était un marin. « Après être

descendu du bateau à Gijon, Aking Chan s’est saoulé, mais lorsque le bateau a

appareillé, il est resté à terre”.

Bien qu’Aking Chan ne comprenne pas le basque et doive « parler » avec un langage

gestuel, il insiste pour participer à la guerre. Luis a écrit dans son manuscrit: « Ce

Chinois que je cite, a combattu parmi les basques, et que nous avons appelé Shanghai,

en raison de son lieu d’origine et de sa provenance. Il était un basque de plus parmi

nous, au combat et plus tard en prison. Il a été affecté à mon escadron et a fait toute

notre campagne, subissant le même sort que nous ».

Aking Chan est arrivé au bon moment, alors que les Asturies étaient entièrement

plongées dans la guerre. Le 6 septembre 1937, il suit la Brigade Basque jusqu’au

sommet du Mazuco, près de la côte. Une bataille féroce s’engage et les rebelles, avec

des troupes sept fois supérieures aux forces républicaines, déferlent vers l’ouest comme

des vagues. Les armes des « rebelles » étaient sophistiquées, mais ils n’ont toujours pas

réussi à conquérir El Mazuco. Ensuite, des bombardiers de la Légion allemande Condor

d’Hitler sont apparus en « groupes » et ont effectué un « bombardement en tapis ». Aking Chan

et ses camarades ont marché vers l’ouest jusqu’aux trois pics de Peñas Blancas. Le terrain était accidenté, formant une barrière naturelle difficile d’accès. Aking Chan et sa brigade gardent le sommet de la montagne, où la pluie gelée se transforme en neige. Là encore, les rebelles ont utilisé le même mode de combat: bombardements aériens suivis d’attaques d’artillerie et d’infanterie.

Enfin, le 22 septembre, les « nationaux » ont occupé Peñas Blancas. Les miliciens avec

Aking Chan se sont retirés au nord vers El Fito pour continuer le combat. La

performance exceptionnelle de la Brigade Basque sur les champs de bataille des

Asturies a reçu une reconnaissance spéciale du Gouvernement Basque. Toute la Brigade

s’est distinguée par son courage et a reçu la « Médaille républicaine de la liberté ».

Enfin, ils se dirigent vers le nord, vers La Berruga; où ils reçoivent le message que le

navire de guerre « José Luis Díaz » envoyé par le Gouvernement Basque les attend dans

le port de Gijón, pour les envoyer le lendemain matin en Catalogne afin de continuer le

combat. A trois heures du matin, le jour de leur départ, c’est le tour de Luis de monter la

garde sur la ligne de front. De son poste, il pouvait clairement entendre les voix des

rebelles. L’ennemi était très proche. Luis a dit qu’il n’avait jamais eu aussi peur de sa

vie. Il avait peur qu’ils le laissent là, mais à six heures du matin, ils sont venus le

chercher. Ils ont tous sauté hors des tranchées en direction du nord, vers Trubia. Ils y

ont vu le commandant et ont appris que les troupes de Franco avaient occupé toute la

côte des Asturies et qu’elles étaient « débordées ». Face au siège, nos protagonistes

refusent de se rendre, et tentent de s’échapper vers le sud-est. Arrivés à Mieres, Aking

Chan, Luis et ses camarades de la Brigade Basque sont faits prisonniers par les

légionnaires et les troupes marocaines. C’était le 21 octobre 1937, un jour inoubliable

dans leur vie. Le nord de l’Espagne tombe complètement sous le contrôle de Franco.

 

L’enfer sur terre

Au cours des deux derniers mois de sa lutte dans la guerre, Luis était toujours avec

Aking Chan, bien que ce dernier ne comprenne pas les mots du basque. Après sa

capture à Mieres, Luis a été transféré dans une prison à León et séparé d’Aking Chan.

Depuis lors, les deux camarades ont perdu le contact.

Comme Aking Chan, qui s’est porté volontaire pour venir en Espagne participer à la

guerre, plus de 40 000 personnes de 53 pays sont venues en Espagne pour former les

Brigades Internationales, afin de lutter contre le fascisme. En février 1938, Aking Chan

et un groupe de prisonniers de la Brigade Internationale ont été envoyés dans une prison

sur la côte au nord de Santander. Le 5 avril, il est escorté vers le sud jusqu’au camp de

concentration de San Pedro de Cárdeña, à Burgos, et enfermé, avec six cents autres

prisonniers des Brigades Internationales, dans le bâtiment en ardoise de cet ancien

monastère. Avec toutes les fenêtres brisées, ils ont enduré un froid glacial et la faim. Ils

étaient obligés de faire le salut fasciste au drapeau national tous les jours. Franco y a

réalisé un documentaire intitulé « Prisonniers de Guerre », qui a été utilisé à des fins de

propagande pour montrer à quel point les franquistes traitaient bien les prisonniers de

guerre. Aking Chan est devenu l’un des protagonistes. Dans le film, il « trempe de

l’encre » avec un stylo et écrit son nom en chinois et en anglais: « Aking Chan Shanghai »

et « CHAN A KING CHA GE CHINA ».

Aking Chan a été emprisonné dans ce camp de concentration de Burgos pendant près de

20 mois. Le 29 novembre 1939, il est transféré dans le village aragonais de Belchite

avec des prisonniers des Brigades internationales. L’ancien village a été

complètement détruit en raison des batailles sanglantes qui s’y sont déroulées. Franco,

afin d’avertir les générations futures, a interdit la démolition des ruines et n’a pas

autorisé leur reconstruction au même endroit. Aking Chan et les autres prisonniers ont

reçu l’ordre de construire un nouveau village à l’ouest des ruines. Pendant la journée, ils

travaillaient comme des animaux, et le soir, ils traînaient leurs corps épuisés et affamés

jusqu’à leur résidence misérable et froide dans le séminaire de Belchite. Cependant, ce

n’était pas le plus tragique des asservissements d’Aking. Après mai 1941, les brigadistes

internationaux sont escortés vers un bataillon disciplinaire à Palencia, où ils vivent dans

des grottes à vingt-cinq mètres sous terre pour construire un dépôt de poudre à canon,

sans pouvoir voir le soleil. La fine poussière qui volait dans les longs tunnels souterrains

pénétrait dans leurs poumons, l’humidité pénétrait leurs muscles et leurs os, et la

nourriture était la pire reçue jusqu’alors. Pour boire de l’eau, ils devaient marcher

plusieurs kilomètres à la recherche d’eau. Bien sûr, ils ne pouvaient pas se laver. Le

typhus s’est vite déclaré et s’est rapidement propagé, faisant 19 victimes. C’était « l’enfer

sur terre ».

Après avoir enduré 7 mois de vie inhumaine à Palencia, Aking Chan et les prisonniers

des Brigades Internationales ont été escortés vers le camp de concentration de Miranda

de Ebro le 10 décembre 1941. Dans ce camp aussi, toutes les fenêtres étaient brisées. Le

vent du nord soufflait et coupait comme un couteau. Il n’y avait ni matelas ni

couverture dans le camp. Ils devaient rester ensemble pour rester au chaud. À cause de

la nourriture minable qu’on leur offrait, ils souffraient de malnutrition. En novembre

1942, un prisonnier de guerre polonais a fait sortir clandestinement une liste de

prisonniers de guerre du camp de concentration. Le nom d’Aking Chan apparaît sur la

liste, indiquant qu’il a été libéré à Madrid. Cependant, Aking Chan n’a pas eu cette

chance. Il existe un rapport militaire le concernant, qui indique qu’il se trouvait dans le

camp de concentration de Miranda de Ebro en juin 1943. Il a été écrit par un lieutenant

au commandant du camp, accusant Aking Chan de jouer et retenant 369 pesetas en

guise d’avertissement aux autres prisonniers.

Bien des années plus tard, un camarade basque a raconté à Luis que lorsqu’il était dans

le camp de concentration de Miranda de Ebro, il y avait un chinois qui racontait avoir

combattu dans une Brigade Basque dans les montagnes des Asturies. Quand Luis a

entendu cela, il lui a dit: « Pas de doute, c’est mon ami, notre ami “Shanghai ». Il était

très déçu de ne pas avoir revu Aking Chan dans le camp qu’il avait lui-même fréquenté.

Lorsque Aking Chan a été emmené au camp de concentration de Miranda de Ebro le 10

décembre 1941, Luis avait déjà quitté le camp à la mi-novembre de l’année précédente.

Ils ne se sont pas rencontrés dans le camp et ne se sont jamais revus.

 

Mots et notes de guérison

Il est difficile d’accepter comme juste cette guerre antifasciste, où le front républicain,

loyal au gouvernement démocratiquement constitué a été vaincu. Quatre années de

prison et de travail forcé ont laissé dans le coeur de Luis une cicatrice qu’il n’a jamais pu

refermer. Bego a dit que son père Luis aimait la musique et qu’il jouait dans l’orchestre

de la ville avant la guerre. Début décembre 1941, lorsqu’il rentre chez lui après son

service militaire dans le camp de prisonniers de guerre, il écrit une chanson en basque

« Gure ildakoeri », « À nos morts ». Les années suivantes, Luis a chanté cette complainte

avec sa famille. La préface de la chanson dit: « Aujourd’hui, je suis arrivé à la maison

dans une liberté restreinte, mais mon coeur et mon âme sont en souffrance ». Bego m’a

envoyé la chanson a cappella, avec la traduction anglaise des paroles. Je l’ai écouté

encore et encore en essayant de ressentir la douleur que Luis transmettait. Un

paragraphe chantait: « Une mère pleure en serrant ses enfants dans ses bras. En ce

moment même, son mari, le père de ces pauvres enfants, se fait tirer dessus. Maman!

Sanglote les enfants. Répète les enfants, où est notre père? C’est ainsi que notre

parcelle de terre a été affligée de veuves et d’orphelins ».

 

La complainte que Luis a versée et chantée comme une prière pour les morts m’a

rappelé la « Terreur blanche » à Taiwan dans les années 1950. Avant d’être escortés

jusqu’à leur exécution, les prisonniers politiques ont entonné la chanson « Repose en

Paix » pour dire au revoir à leurs compagnons de détention. Je me souviens clairement

de deux phrases de la chanson: « Bien que l’hiver ait un vent maussade, il est le berceau

du printemps ». La justice finira par prévaloir un jour. Le rugissement de l’artillerie de la

Guerre Civile Espagnole a cessé en avril 1939, mais le bruit des tirs des dissidents tués

par le régime de Franco continuait de résonner. Les corps des victimes ont été jetés au

hasard sur le bord des routes, dans les égouts, les forêts et les puits. Au cours des 36

années de règne du dictateur, Luis n’a jamais voté lors de ses fausses élections

« démocratiques ». C’était sa résistance et sa protestation, en attendant le jour où la justice

viendrait.

 

En 1940, après avoir quitté le camp de concentration de Miranda de Ebro, Luis n’est pas

encore libre. Il est envoyé à la Caja de Reclutas de San Sebastian pour y effectuer son

service militaire et est renvoyé dans les bataillons de prisonniers de guerre pour y

effectuer des travaux forcés jusqu’en 1941 au moins. Bien que le travail forcé ait

finalement cessé, il n’a pas été autorisé à changer de résidence pendant les treize années

suivantes et devait se présenter chaque semaine à la caserne de la Garde Civile.

Toutefois, ce n’est qu’en 1954 qu’il est libéré de ses « chaînes politiques ».

La servitude forcée de son corps et de son esprit a rendu difficile pour Luis la guérison

de ses blessures. Bego a écrit: « Je pense que notre père utilisait l’écriture sur la guerre

comme une thérapie. C’est pourquoi il écrivait sur n’importe quel bout de papier, et

sans se soucier de sa présentation. Lorsque toute la famille allait à la campagne en été,

je le voyais parfois écrire au dos des emballages des barres de chocolat que nous

avions mangées, nous les enfants ».

 

Il a ainsi laissé plusieurs écrits, notant ses expériences et celles de ses compagnons dans

la Guerre Civile Espagnole. Parmi eux, nous avons le manuscrit « Un chinois dans

l’armée basque », qui se terminait par la dédicace : “Amigo Shangai, desde este rincón

de Gasteiz en Euzkadi, besarkada eta agur bero bat, biotzez zuri”. (« Ami Shangai, de ce

coin de Gasteiz à Euzkadi, besarkada eta agur bero bat, biotzez zuri (une accolade et

un salut chaleureux à toi, du fond de mon coeur) ».

 

1. Aking Chan (à droite) et Ben Raadi, un prisonnier de guerre marocain, dans le camp de concentration de San Pedro de Cárdeña, Burgos (1938). Photo reproduite avec l’aimable autorisation de Carl Geiser.

 

2. En 1935, Luis Ariznabarreta dans sa ville natale de Soraluze (Pays Basque). Photo courtoisie de Begoña Ariznabarreta.

 

3. Hwei-Ru Tsou et Len Tsou. Les chercheurs et le mariage de scientifiques taïwanais résidant aux États-Unis. https://info.nodo50.org/Historia-de-los-Brigadistas-chinos.html