Je viens de fermer l’immense et volumineux ouvrage de Paul Preston. Rarement, lecture n’aura été si difficile.
Le sujet ; la logique de guerre décidé par les putschistes de l’armée espagnole pour vaincre la République et annihiler toute forme d’opposition à la future Espagne, nationaliste et catholique voulue par eux.
Paul Preston, le grand historien anglais de la guerre d’Espagne, démontre à quel point, pour Franco et les siens, il s’agissait avant tout d’une guerre idéologique, prioritaire même à la guerre « militaire » qu’il menait pour vaincre la République.
On a beau être informé du sujet de la guerre d’Espagne, on a beau connaitre quelques exemples, tel le bombardement de Guernica, des horreurs perpétrées par les franquistes contre le peuple espagnol, le livre de Preston nous rend cette réalité, page après page, palpable et d’autant plus horrible.
C’est un ouvrage fondamental, essentiel, pour qui s’intéresse à la façon dont le camp nationaliste s’y est pris pour vaincre la République.
Preston démontre que la stratégie de l’horreur a été décidé très tôt par les futurs putschistes, en fait dès l’après victoire des Républicains aux élections de 1931. Il nous rappelle, comment Franco et les félons, « les africanistas » se sont « entrainés » à cette stratégie de l’horreur durant la guerre du Rif, au Maroc, contre les Maures et une nouvelle fois, en 1934, lors de la révolte des Asturies.
En 1931, la droite politique et sociale, menée par les grands propriétaires terriens, refuse la victoire de la République et plus encore ses réformes, mêmes modestes, en faveur d’une plus grande justice sociale.
Par un récit humanisé, à l’appui d’exemples nombreux, concrets et personnalisés, l’auteur nous décrit cette haine sociale des potentats locaux qui les portent à traiter les paysans et les ouvriers comme des sous-hommes, haine sociale, alimentée par des théoriciens nationalistes, réactionnaires et catholiques.
C’est cette même haine, au nom de la défense de leurs intérêts de propriétaires, intérêts qui leur feront commettre les crimes les plus abjects durant la guerre d’Espagne, puisqu’ils soutiennent évidemment l’armée putschiste qui protègent leurs intérêts. Ils le feront avec d’autant moins de remords, qu’ils ont l’absolution de la hiérarchie catholique espagnole. L’Eglise qui voit en la République et dans les revendications du peuple une remise en cause de « l’état naturel des choses », un danger pour l’équilibre social de l’Espagne.
Preston nous permet de comprendre que c’est bien cette haine sociale, cette peur politique qu’on eut les possédants de perdre leurs acquis, qui sont à l’origine du déclenchement de la rébellion. Il leur fallait gagner la guerre idéologique et sociale. Pour cela ils étaient prêts à tout. Ils l’ont prouvé par l’abjection de leurs crimes.
Pour les putschistes et les grands propriétaires terriens, il s’agit d’abattre tous ceux qui remettent en cause cet ordre ancestral, mais l’échec du putsch des 17/18 juillet 1936 va faire basculer cette stratégie dans l’horreur systématisée.
Paul Preston démontre que, loin de vouloir une victoire militaire « éclair », face à la République, qui risquerait de permettre aux Républicains et à l’esprit des réformes sociales de persister dans le pays, Franco et les généraux rebelles font le choix d’une guerre d’usure, d’extermination lente mais systématique. Un à un, village après village, région après région, ville après ville, ceux qui représentent aux yeux des rebelles l’anti-Espagne sont exterminés.
« S’il faut exterminer la moitié de l’Espagne pour que l’autre moitié soit vainqueur, je n’hésiterais pas » ; cette phrase de Franco dit tout son programme ; Républicains, libéraux, communistes, socialistes, anarchistes, Francs-maçons, juifs, intellectuels, laïcs…seront exterminés par les rebelles.
Durant les trois années que durèrent la guerre, selon les recherches présentées par l’auteur, se sont entre 2 et 15% des habitants de villages et de villes qui ont été exterminés par les franquistes.
La méthode, Preston nous en présente des dizaines d’exemples, jusqu’à vous prendre aux tripes ; la terreur assumée. Les assassinats d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, même malades, les viols perpétrés notamment par les troupes marocaines des Regulares, la torture des prisonniers, les exécutions sommaires.
Ils tuent le paysan venu réclamer son salaire, ils fusillent les représentants légaux de la République (maires, conseillers, députés, gouverneurs), ils violent les femmes et les filles de républicains qu’ils n’ont pu attraper, ils assassinent les intellectuels, dont le plus grand d’entre eux, Federico Garcia Lorca…Chaque page, exemples, chiffres, cartes, preuves à l’appui se couvrent du sang des victimes républicaines et du nom de leurs bourreaux franquistes. C’est aussi ce qui rend ce livre si intense. Nous voyons vivre, lutter et mourir ces femmes et ces hommes dont le vrai crime pour Franco était de penser différemment. Nous apprenons aussi à vivre aux côtés des rebelles, suivant le parcours des généraux, des supplétifs, des racailles fascistes qui se firent un nom dans l’horreur institutionnalisée par le pouvoir rebelle et soutenues par l’Eglise catholique espagnole.
Mais ce qui fait aussi la force de l’ouvrage, c’est que Preston n’omet pas d’évoquer, par quelques exemples significatifs, les exactions commises par le camp républicain, notamment chez les anarchistes. Il évoque également, avec assez d’objectivité les errements personnels de certains du camp républicain et les assassinats réciproques entre communistes et anarchistes.
Cependant, il rappelle toujours, chiffres à l’appui, que ces crimes s’ils ont bien eu lieu, si abominables soient-ils, n’ont jamais été à l’échelle des crimes de l’‘armée rebelle et surtout, ils n’ont jamais eu de caractère planifié, programmé. Ils furent, le plus souvent, sans que cela soit excusable, une réponse « spontanée » et vengeresse aux crimes perpétrés et systématisés des nationalistes. Preston rappelle également, que les crimes républicains furent majoritairement perpétrés dans l’affolement des premiers mois de la guerre et que le gouvernement républicain, mais aussi les communistes ou le gouvernement catalan de Luis Companys, ont tout fait pour les limiter, voire les interdire quand ils le pouvaient.
Jamais de manichéisme chez l’auteur ; la terreur et la volonté d’extermination d’une partie du peuple espagnol étaient une stratégie planifiée du camp rebelle, ce n’est absolument pas le cas des crimes commis dans les camps républicain et anarchiste.
Enfin, Preston conclut que la fin de la guerre, le 1er avril 1939, n’a pas stoppé l’acharnement du vainqueur à annihiler toute forme d’opposition, de résistance à la nouvelle Espagne nationale et catholique. Pour Franco, une réconciliation était hors de question, ça n’entrait pas dans son ADN, moins encore dans sa stratégie politique de l’après-guerre, même la soumission lui était douteuse, il lui préférait l’annihilation.
Preston confirme, chiffres à l’appui, que les crimes, les assassinats, se sont poursuivis longtemps après, jusqu’en 1945, voire au début des années 50. Il fallait maintenir l’Espagne et ses possibles opposants sous une chape de plomb. La loi martiale déclarée en juillet 1936 (dans les régions gagnées par les rebelles) est restée en vigueur jusqu’en 1948 !
Au total, ce sont plusieurs centaines de milliers d’Espagnols qui ont été exterminés par ordre de Franco et ses acolytes. L’Espagne se couvrait de grands cimetières sous la lune.
On ne ressort pas indemne de la lecture d’un tel ouvrage, par la force et le nombre des exemples et des preuves accumulés, où le crime est personnifié, victimes et bourreaux sous nos yeux, Paul Preston nous donne une grande leçon d’Histoire.
Ce livre est indispensable.
(Paul Preston : « Une guerre d’extermination – Espagne 1936-1945 » Éditions Belin – 29,90 €)